www.guigue.org | Un personnage mystérieux : MICHEL DE RAMSAY |
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[ La
franc-maçonnerie ne se
portait pas très bien. Elle n'intéressait plus
vraiment
les oeuvriers : les opératifs éprouvaient bien
plus
d'intérêt pour les mouvements plus proches d'eux
professionnellement. Le temps où la Foi portait les
bâtiseurs de cathédrales, qui étaient
strictement
catholiques romains, avait disparu depuis longtemps. La FM aurait
probablement végété en France dans la
mesure
où elle ne serait pas devenue cette sorte de
phénomène de mode social comme ce fut le cas au
18eme
siècle si quelques personnages étranges et bien
vus en
Cour n'avaient pas fait parler d'elle en lui donnant des orientations
nouvelles : mystique, occultiste, ésotérique,
illuministe. Il fallait un contenu plus riche pour
intéresser les élites de l'Europe : se servir
d'un
marteau, faire un mortier et manier des pierres à assembler
opérativement n'intéressait pas les Princes ni
les Barons
de ce monde, cela n'était déjà pas
acceptable pour
leurs valets !
Des personnages extravagants apparurent comme Cagliostro et bien d'autres en France comme hors de nos frontières. A côté de ces maçons particuliers, il y eut Michel de Ramsay qui fut tout aussi fantasmatique que les maçons les plus mystérieux car on lui prêta une importance qu'il n'eut jamais. On dit qu'il fut le créateur de l'Ecossisme. Ce qui reste un non sens puisque les hauts grades les plus prestigieux furent des grades germaniques (Rose-Croix, Kadosch...). Non français, ils n'avaient rien de commun avec l'Ecosse ou les loges de ce pays. Même les 26eme au 33eme degré du REAA restent étrangers et donc non français. Ils ont une origine AMERICAINE puisqu'ils furent créé aux USA puis exportés en France. Ceci ne leur confère pas pour autant une tradition ou un caractère français. Christian Guigue] André-Michel
de Ramsay,
naquit à Ayr, en Ecosse, en 1686. Il est d'origine noble et
d'une noblesse très ancienne, apparentée au duc
d'Atholl.
Une branche des Ramsay se retrouve en Beauce [voir l'ouvrage de H.
Compigny des Bordes à ce sujet].
Le père
de Michel
était calviniste ; sa mère, anglicane. A la fin
du XVIIe
siècle, en Écosse, les querelles religieuses
avaient plus
d'acuité (on serait tenté de dire de
férocité) que jamais. Les diverses confessions
chrétiennes s'envoyaient mutuellement au bourreau en
l'honneur
du Dieu de bonté.
[On ne sait plus de nos jours que les grandes différences maçonniques dérivent des guerres de religion ayant opposé les Catholiques aux Protestants. Les anglais firent systématiquement le contraire de ce que pratiquaient les français (inversion des colonnes et donc des mots, etc.). J.T. Désaguliers fut partie des protestants encerclés par l'armée française dans la ville de La Rochelle assiégée. L'Angleterre, qui voyait là une excellente occasion de jouer un mauvais tour à la France, envoya une flotte pour venir sauver ces protestants. On imagine les crises de conscience de cet enfant grave, studieux, " renfermé ", écartelé par des parents qui, chacun, voulaient le conduire à ce qu'il estimait la Vérité et l'arracher à l'Erreur, donc à la damnation. L'enfant, puis l'adolescent, se replia sur lui-même. Comme il arrive souvent en des cas analogues, il trouva une diversion à ses conflits intérieurs en se lançant à corps perdu dans l'étude. Il fut brillant étudiant à Glasgow comme à Edimbourg. Ses études finies, il voyage dans toute l'Europe. Nous le retrouvons bientôt aux Pays-Bas. A cette époque, la République batave était un havre de liberté religieuse. Hanté par les problèmes spirituels qui avaient marqué ses jeunes ans, Ramsay devint le disciple de Pierre Poiret et d'Arndt. Ces deux mystiques sont bien oubliés maintenant. En leur temps, ils avaient une audience considérable. Autant qu'on en peut juger, ils appartenaient tous deux au courant " rosicrucien ". Ils enseignaient un christianisme transcendant, très voisin de la Theologia Germanica et tenaient Jacob Böhme en haute estime. C'est en 1709 que Ramsay (qui, déjà, écrit et parle parfaitement notre langue) arrive en France pour la première fois. Et de qui devient-il l'hôte, puis le disciple préféré ? De Fénelon ! A Cambrai, Fénelon le convertit au catholicisme... Le nouveau converti devint l'ami intime du marquis de Salignace, neveu de l'auteur de Télémaque. Il lui confia la mission de publier les écrits posthumes de Fénelon et de préparer une édition définitive de son oeuvre A la mort de Fénelon, en 1715, Ramsay rejoint madame Guyon à Blois où la fondatrice du quiétisme français (échappant enfin aux odieuses persécutions des continuateurs de Bossuet) groupait autour d'elle quelques disciples fervents venus de toute l'Europe. Y eut-il, là ou ailleurs, quelque chose qui ressemblât à une loge ? Peut-être ... Cela ne doit pas être un hasard si Ramsay commençait ses nombreuses lettres à Salignac en écrivant : " Mon Très Cher Frère... " Une tradition [laquelle ?], jusqu'à maintenant incontrôlable, affirme même que Fénelon était templier. Mme Guyon meurt en 1717. Ses disciples se dispersent. Ramsay devient précepteur du jeune fils du comte de Sassenage, sinécure qu'il conservera de 1717 à 1724. Il écrit pendant ce temps une Vie de Fénelon. Il joue aussi un rôle mystérieux auprès du cardinal Dubois qui le charge de missions occultes. Il devient agent diplomatique des Stuarts chassés de Grande-Bretagne. En 1724, nous le retrouvons à Rome, où il réside pendant dix mois auprès de Jacques III. Celui-ci le nomme précepteur de son fils Charles-Edouard, puis il se ravise. En 1724, Ramsay se trouve à Paris. Ami du marquis d'Argenson, il anime le Club de l'Entresol. Qu'est-ce donc que ce fameux club ? Une société de pensée dans laquelle, à l'instar des clubs anglais, des gens de qualité se réunissent pour examiner les grands problèmes de l'heure. Le Régent en prend ombrage et le Club de l'Entresol est dissous. En 1727, Ramsay publie son Voyage de Cyrus, ou Cyropédie, ouvrage qui nous paraît maintenant mortellement ennuyeux mais qui fut un des best-sellers de son temps. C'est une imitation de Télémaque. Au cours de ses voyages, le jeune Cyrus est instruit par des Sages de l'Antiquité et plusieurs chapitres contiennent de claires allusions maçonniques. On y lit, en particulier, une transposition du rituel de Maître. En 1728, nous retrouvons Michel de Ramsay en Angleterre et ce n'est pas la moindre énigme de cette existence mouvementée : comment lui, stuartiste, catholique, et considéré comme tel, a-t-il pu résider en Angleterre sans y rencontrer les pires difficultés ? Il est admis dans deux compagnies scientifiques de la plus haute renommée : The Gentlemen's Society et la Royal Society. Cette dernière ayant été fondée, au précédent siècle, par Elias Ashmole et quelques autres rose-croix. Pendant ce séjour à Londres, Ramsay fut aussi l'ami d'Anderson, fondateur de la Mother Lodge de 1717. Ensuite, il retourne sur le continent et joue un rôle prépondérant dans les loges françaises. Est-ce pour mener à bien la mission dont il est chargé par les Stuarts que Ramsay, en 1730, accepte de devenir précepteur dans l'illustre famille de Bouillon ? Ce qui demande quelques explications. La défaite des nobles, après la Fronde, avait été sanctionnée par le pouvoir absolu du roi. Mais les grandes familles du Royaume avaient supporté impatiemment le joug pesant de Versailles. Cette sourde opposition n'avait attendu qu'une occasion de se manifester et la Régence avait été cette occasion. L'esprit de la Fronde avait comme principal représentant la famille de Bouillon qui régnait sur une principauté indépendante, dans les Ardennes. Justement fier de son sang, allié des Sobieski et des Stuarts, le duc régnant comptait parmi ses ancêtres Godefroy de Bouillon et Turenne. Son arbre généalogique était aussi ancien que celui des Bourbons. Sa richesse était considérable et, surtout, il était détenteur d'une tradition ésotérique, datant des temps pré chrétiens... de même, d'ailleurs, que les Stuarts. Le duc régnant était grand-maître de l'Orient de Bouillon [Boulogne], maçonnerie à tendances spiritualistes et même magiques, qui groupait des personnalités de premier rang et fédérait un grand nombre de loges militaires. Ainsi l'armée du roi de France était-elle maçonniquement noyautée par une maçonnerie non française en ses origines et en son esprit ! Ramsay fut précepteur d'un enfant de cinq ans, le prince de Turenne, ce qui lui valut une belle pension, un train de vie luxueux... et de larges loisirs. Il les mit à profit pour écrire une Vie de Turenne et aussi pour fonder une loge à Château-Thierry, fief de la maison de Bouillon. 1735 marque une date faste dans la vie de notre personnage : il se marie ! Comme le dit un texte de l'époque : "Michel de Ramsay, baronnet écossais, s'unit par un lien conjugal à une fille de condition qu'il regarda autant comme sa fille que comme son épouse." Il avait quarante-six ans quand il épousa cette "fille de condition" âgée de vingt-quatre ans [on considérait alors les femmes de cet âge comme étant "de vieilles filles" et non mariables]. Elle se nommait Marie de Nairne, était fille d'un noble Écossais de haut lignage, le baron David de Nairne, héraut d'armes de l'Ordre du Chardon, Ordre chevaleresque des Stuarts. Cet Ordre avait été créé en 1314 par le roi d'Ecosse Robert Bruce, après sa victoire de Bannockburn, afin de récompenser les Templiers qui, réfugiés dans ses États après l'inique procès, avaient largement contribué à la défaite des Anglais. Ce mariage prouve la noblesse de Ramsay. Comment, en effet, imaginer que le "d'Hozier" d'Ecosse eût accordé sa fille à un roturier ? N'oublions pas que, plus que tous autres souverains, les Stuarts étaient entichés de noblesse. Signalons aussi qu'une parfaite entente régna toujours entre gendre et beau-père. Pendant les années qui suivirent son mariage, Ramsay fut souvent l'hôte de la duchesse de Portsmouth et duc de Richmond dont nous venons de parler. Dès 1735 commence de circuler [de façon très restreinte], sous le manteau, ce fameux Discours de Ramsay [qui ne fut en fait jamais lu car Ramsay avait peur des représailles] qui est, en quelque sorte, la charte de la Maçonnerie moderne dont on ne saurait trop estimer l'importance [très limitée en réalité puisque les hauts grades ce n'est plus vraiment de la Maçonnerie vu que le critère capital d'égalité n'est pas respecté et que la totalité des maçons de base ne parviendront jamais ni au 32 ni au 33eme degré ; la sélection n'est pas un critère maçonnique mais profane. ]. Analysons-le succinctement ; si on le compare aux documents maçonniques qui l'ont précédé, on y découvre des idées qui maintenant, ne nous surprennent guère, mais qui, à cette époque, semblaient d'une extraordinaire nouveauté ... qui étaient au sens le plus exact de ce mot "révolutionnaires". D'abord, Ramsay signale l'universalisme de l'Ordre. Le franc-maçon y apparaît pour la première fois comme un citoyen du monde. Quelle audace fallait-il, en cette première moitié du XVIllème siècle, pour écrire : " Le monde entier n'est qu'une grande république dont chaque nation est une famille et chaque particulier un enfant... ", pour blâmer l'esprit de conquête, le patriotisme guerrier et pour recommander " l'amour de l'humanité en général " ? [il ne faisait que reprendre une terminologie platonicienne. La république évoquée ici n'est pas celle d'un régime non royaliste. Platon faisait partie des auteurs classiques que les précepteurs faisaient découvrir à leurs élèves de bonne et noble famille.] En 1728, venait de paraître à Londres, sous la direction d'Ephraïm Chambers, The Cyclopedia or Universal Dictionary of Arts and Sciences, ouvrage en deux volumes. Est-ce lui qui inspira à Ramsay ce grand dessein ? " L'Ordre exige de chacun de nous de contribuer à un vaste ouvrage auquel nulle académie ne peut suffire, parce que, toutes ces sociétés étant composées d'un très petit nombre d'hommes, leur travail ne peut embrasser un objet très vaste... " Ainsi Ramsay lance un appel à tous les francs-maçons. Il les exhorte à " s'unir pour fournir les matériaux d'un dictionnaire universel des arts libéraux et des arts utiles, la théologie et la politique exceptées... " ce qui est le plan même de l'Encyclopédie. Comme l'écrit Roger Priouret : " En rapprochant son discours du projet que réalisa Diderot, on conclura que l'Encyclopédie des philosophes répond à un projet conçu dans les " loges ". " Diderot reconnaît : " Le caractère que doit avoir un bon dictionnaire, c'est de changer la façon commune de penser. Ce qu'on a recherché [dans l'Encyclopédie] et ce qu'on y recherchera, c'est la philosophie ferme et hardie le ses travailleurs. " Sur un troisième point essentiel de son Discours, Ramsay insiste à plusieurs reprises, ce qui prouve bien toute l'importance que lui-même et ses auditeurs y attachaient. Il est bon de reprendre son texte et de le méditer. " Nos ancêtres, les Croisés... " Voilà les grands mots lâchés. Les ancêtres de la franc-Maçonnerie ne seraient pas seulement des " constructeurs ", des architectes ou artisans, mais des chevaliers, des guerriers ! L'Ordre serait, par ses origines, noble ! [Ceci répond à la nécessité marketing de coller à la cible visée. Comment voulez-vous que des princes ou des comtes aient envie de se reconnaître dans des terrassiers ? Pour eux, seule peut être acceptable l'idée de remonter à une origine noble et prestigieuse : la création du royaume de Jérusalem, l'Ordre du Temple, ou mythique avec les Chevaliers de la table ronde, etc.) Mais continuons : " Les Croisés, rassemblés de toutes les parties de la chrétienté, dans la Terre Sainte, voulurent réunir dans une seule confraternité les sujets de toutes les Nations. [C'était déjà utopiste puisque les Ordres de Chevalerie présents en terre sainte ne se mélangeaient jamais.] " Quelle obligation n'a-t-on pas à ces hommes supérieurs qui, sans intérêt grossier [certains y allaient dans l'espoir de faire fortune donc avec des ambitions très profanes et métalliques. On ne doit jamais perdre de vue la réalité historique.], sans écouter l'envie matérielle de dominer, ont imaginé un établissement dont le but unique est la réunion des esprits et des coeurs pour les rendre meilleurs et former, dans la suite des temps, une nation spirituelle... " On croyait que les secrets et signes des origines avaient des origines artisanales [Pas uniquement puisque les adeptes des religions antiques avaient des signes pour se reconnaître entre eux]. Ramsay affirme le contraire : " C'étaient, selon les apparences, des mots de guerre que les Croisés se donnaient les uns aux autres pour se garantir des surprises des Sarrazins qui se glissaient souvent déguisés parmi eux pour les trahir et les assassiner. " [Il est difficile de confondre un sarrazin avec un polonais, un germain ou un normand !] Et voilà l'essentiel : " Le nom de free-macons ne doit donc pas être pris dans un sens littéral, grossier et matériel, comme si nos instituteurs avaient été de simples ouvriers en pierre ou en marbre, ou des génies purement curieux qui voulaient perfectionner les arts. Ils étaient, non seulement des architectes qui voulaient consacrer leurs talents et leurs biens à la construction des temples extérieurs, mais aussi des princes religieux et guerriers qui voulaient éclairer, édifier et protéger les temples du Très-Haut. " L'auteur précise : " Les fatals désordres de la religion qui embrasèrent l'Europe et la décimèrent au XVI ème siècle, firent dégénérer l'Ordre de sa noblesse et de ses origines. " ... Des successeurs de Ramsay attribuèrent à l'Ordre des origines non seulement chevaleresques mais templières ... Ainsi Ramsay donne des origines de la franc-maçonnerie une explication opposée à celle des Constitutions d'Anderson qui sont, pourtant, la charte de la Maçonnerie anglaise. [Ceci résulte de la haine farouche qui opposa de tout temps les Anglais aux Ecossais puis aux Gallois, aux Irlandais, etc.] Or, Ramsay ne fut jamais désavoué par les dirigeants de la Mother Lodge. Comment expliquer pareil mystère ? [Parce que pour l'Angleterre, ceci ne concernait en rien la véritable franc-maçonnerie et que par conséquent, cela n'en faisait pas partie. Même de nos jours, les hauts grades n'existent pas dans 80% de la planète, on les tolère comme étant des "compléments", des side degrees (degrés latéraux mais non supérieurs), non indispensables ni obligatoires, d'une maîtrise parfaite et complète par elle-même.] Le Discours porte, en germe, tout l'Ecossisme, c'est-à-dire la Maçonnerie chevaleresque et ses hauts grades, si bien adaptée à l'esprit français [non, il se rapporte uniquement à ce qui produisit le REAA. L'Ecossisme ne tient nullement compte de tous les hauts grades existant dans tous les autres rites pourtant plus anciens que le REAA : rite Ecossais Rectifié, rite Ecossais Primitif, rie Ecossais de cernau et tous ceux qui, en vigueur au 18eme et 19 eme siècles, ont disparu ]. Ramsay avait-il reçu de son beau-père, donc de l'Ordre templier du Chardon, mission de propager cette légende ? Fut-il débordé rapidement par des innovateurs trop imaginatifs qui multiplièrent ensuite grades et régimes ? Michel de Ramsay mourut à Saint-Germain-en-Laye, le 7 mai 1743 [A cette date, il n'existait guère de hauts grades chevaleresques et templiers qui auraient été effectivement pratiquést. Cela ne s'améliora guère avec le temps puisque, sous Cambacérès, on ne travaillaitdéjà qu'un tiers des 33 grades du REAA qui portait bien mal ces 33 degrés puisque l'on n'en travaillait que 11 en France : en fait, ce n'était qu'un rite en 11 degrés. Il en va toujours ainsi, aujourd'hui, puisqu'on les confrère par paquets de grades par communication ; c'est-à-dire que l'on considère que leurs contenus ne présentent pas un intérêt suffisant pour que l'on s'y arrête. Ils servent juste à servir de motif pour une planche de temps en temps. Il faut bien donner des idées de travail à ceux qui n'en auraient pas.] Quelques semaines avant sa mort, il dicta à son épouse un manuscrit resté jusqu'à maintenant inédit que nous avons eu la bonne fortune de retrouver. L'acte de décès de Ramsay est signé du comte de Derwenwater et du comte d'Engletown, tous deux " frères " de la première loge, en France. Pierre MARIEL. 1961.
A la Nouvelle- Orléans, capitale de l'État de la Louisiane, française jusque sous l'Empire de Napoléon, il existait et il existe encore un suprême Conseil du 33e degré du rite Écossais ancien et accepté, constitué le 27 octobre 1839, sous les prescriptions des constitutions de 1786. Pendant plusieurs années, ce suprême Conseil était annexé à la grande Loge de l'État, travaillant au rite d'York, et son organisation alors était à peu près celle du Grand Orient de France, admettant et pratiquant les divers rites. Les autres grandes Loges des Etats-Unis attaquèrent cette union, prétendant que le rite d'York ne pouvait ni ne devait comporter aucune fusion avec les autres rites. La grande Loge de la Louisiane, après avoir résisté a ces prétentions finit par y accéder, afin d'éviter un schisme; elle rompit sa liaison avec le suprême Conseil, déclarant qu'elle ne constituerait plus à l'avenir d'autres Loges qu'au rite d'York, dans ses trois degrés symboliques. Le Suprême Conseil resta ainsi indépendant, et par la force des choses se vit obligé de constituer des Ateliers inférieurs sous le régime du rite écossais ancien et accepté. Au commencement de 1867, la Grande Commanderie de ce Suprême Conseil étant devenue vacante, l'Illustre F. Eugène Chassaignac en fut investi régulièrement; le F. Chassaignac a une réputation d'honorabilité, de capacité et d'influence parfaitement établie dans l'État de la Louisiane. La première pensée de cet III. frère fut d'examiner la situation actuelle faite aux noirs et aux hommes de couleur dans la Maçonnerie; il la trouva aussi injuste que contraire même aux intérêts de la race blanche, alors qu'ils allaient entrer en juste et égal exercice de leurs droits civils et politiques. En conséquence, le F. Chassaignac assembla les Loges de son Obédience, et leur fit prendre la résolution d'ouvrir leurs temples désormais aux Maçons noirs ou de couleur. Cette recommandation fut accueillie avec la plus vive satisfaction, et l'exécution n'en fut point différée. Cette grande manifestation eut lieu dans le temple de la. Resp. Loge La Liberté no 9, or. de la Nouvelle Orléans, et c'est alors qu'on vit pour la première fois les Maçons de toutes les races se donner sincèrement la main. Les frères noirs et de couleur votèrent une adresse de remerciements et d'alliance avec tous les frères des Ateliers sous l'Obédience du Suprême Conseil, qui prenaient ainsi courageusement l'initiative d'un acte de véritable justice et d'humanité. Le Suprême Conseil indépendant de la Louisiane ne se contenta point de cette fusion, il voulut compléter son oeuvre d'émancipation en accordant, en juin dernier, une charte aux hommes de couleur pour ouvrir une Loge sous le titre de La Fraternité, no 10, or. de la Nouvelle, Orléans. C'est la première Loge de cette race régulièrement établie dans les États-Unis ; elle est sous la présidence du Frère Ernest Saint-Cyr, homme de couleur, recommandable par son éducation, son zèle, et ses convictions. Cette création fut suivie de celle de trois autres loges de même composition, savoir : Eugène Chassaignac, no 21, Le Progrès, no 22 et La Fusion maçonnique no 23. En sorte qu'aux quatre Loges d'hommes de couleur fonctionnent activement dans l'Orient de la Nouvelle-Orléans, et qu'il est probable qu'elles seront promptement augmentées dans la Louisiane. On peut donc affirmer que l'émancipation maçonnique va certainement seconder l'émancipation civile et politique parmi les anciens esclaves des États-Unis d'Amérique, et qu'elle servira merveilleusement d'apprentissage à ces nouveaux affranchis pour arriver à l'exercice sage et progressif des droits qui leur sont acquis. Les blancs et les hommes de couleur se rencontreront en frères, sur le pied d'égalité, dans les temples de l'ordre, comme ils doivent se rencontrer dans les meetings. La discipline de nos Ateliers portera ses fruits clans les assemblées où les citoyens de toutes les races, dans la grande république américaine, doivent maintenant confondre et harmoniser leurs besoins et leurs intérêts respectifs. Mais il ne faut pas se dissimuler que ce triomphe du principe émancipateur ne s'établira point sans rencontrer une forte opposition parmi les Maçons d'York du Nouveau-Monde, et que cet acte de justice autant que de haute humanité a besoin, pour en imposer à ses adversaires, de la sanction des autorités maçonniques et des Maçons de l'Europe, qui sont leurs aînés dans la pratique de la Franche-Maçonnerie. Le grand Orient de France a le premier marché dans les voies adoptées par le Suprême Conseil de la Louisiane. Depuis 1800, ses Ateliers recevaient à l'initiation tous les hommes de couleur qui pouvaient donner à l'Ordre des garanties de capacité. Le 14 février 1836, il accordait aux hommes de couleur une constitution pour ériger une Loge à la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), sous le titre des Enfants d'Hiram, et peu après il récompensa les travaux de ces frères en leur accordant les patentes d'un Chapitre de Rose-Croix. L'année dernière, il s'est prononcé noblement en déclarant qu'il refuserait sa correspondance à toutes les autorités maçonniques qui ne se seraient pas prononcées pour I' abolition de l'esclavage. Il est donc à espérer que, dans cette circonstance, le Grand Orient donnera son concours à la mesure générale prise par le Suprême Conseil indépendant de la Louisiane, qu'il le rétablira sur le tableau des autorités régulières dont il reconnaît les actes, et qu'il renouvellera ses protestations au sujet des autorités maçonniques étrangères qui conserveraient quelque répugnance à admettre à leurs travaux les hommes de couleur aujourd'hui légalement émancipés. Déjà le Grand O. de Belgique, par l'organe de son Grand Maître national, J. van Schow, de son grand secrétaire, Ferréol Fourcault a envoyé une adresse de félicitations au Suprême Conseil indépendant de la Louisiane, et a sollicité sa correspondance. L. DE M. |